Plaidoyer auprès des bailleurs de fonds

Il est temps de monter le son

Par Nadia van der Linde

Traduit par Claire Gheerbrant

Merci de citer cet article comme suit: N van der Linde, ‘Time to Turn Up the Volume’, Anti-Trafficking Review, Anti-Trafficking Review, issue 12, 2019, pp. 194-199, www.antitraffickingreview.org.

Je me rappelle le premier panel de bailleurs de fonds / donateurs que j’ai organisé. C’était à la conférence “Global Social Change Philanthropy” à Washington en 2013. Je venais juste de commencer mon travail en tant que coordinatrice du Fonds Parapluie Rouge – le fonds pour et par les travailleur.se.s du sexe, qui avait été créé peu de temps auparavant. J’ai organisé une session qui avait pour but de clarifier la distinction entre travail du sexe et traite des personnes, ainsi que de mettre l’accent sur la nécessité de financer les initiatives collectives des travailleur.se.s du sexe.

Nous avions un panel robuste : un.e extraordinaire militant.e travailleur.se du sexe, un.e universitaire très bien informée, un prestataire de services passionné et un bailleur de fonds engagé. Malgré cela, j’allais tomber de haut : même si le line-up était sur le papier parfait, il n’y avait pratiquement personne dans la salle. Sur le moment je me suis dit, si on ne parvient même pas à faire venir les bailleurs pour qu’ils s’informent au sujet des droits des travailleurs du sexe, comment va t’on répondre aux besoins des associations de travailleurs du sexe qui luttent pour leurs droits humains fondamentaux ?

Pourquoi avons-nous besoin des bailleurs de fonds ?

Les travailleurs.se.s du sexe sont criminalisé.es pour leur façon de gagner leur vie dans la quasi-totalité des pays et juridictions, à l’exception d’une poignée d’entre eux. S’adresser au stigmate et à la violence est une des priorités clefs pour les groupes de travailleur.se.s du sexe partout dans le monde. Pour la plupart des travailleur.se.s du sexe, la police n’est pas une source de protection mais plutôt le perpétrateur de la violence [1]. Le harcèlement, la confiscation de préservatifs, les extorsions, les arrestations arbitraires et les viols sont des exemples courants de violence policière. Même aux Pays-Bas, où est le travail du sexe est régulé, la plupart des travailleur.se.s du sexe ne vont pas déposer plaintes pour des cas de violence physique ou sexuelle[2]. La Nouvelle-Zélande est une rare exception, puisque le travail du sexe y est décriminalisé et que le gouvernement participe au financement d’une association de travailleur.se.s du sexe qui fournit des informations, des services et du soutien à leurs pairs. Le Collectif des Prostitué.e.s de Nouvelle-Zélande et la police travaillent ensemble pour prévenir les cas de violence et encourager les travailleur.se.s du sexe à porter plainte quand ils/elles subissent une agression sexuelle et d’autres crimes violents[3].

Les travailleur.se.s du sexe de par le monde s’organisent contre la criminalisation, qui met non seulement leur subsistance financière en danger mais aussi leur vie entière et celles de leurs êtres chers. Ils/elles sont généralement reconnu.e.s comme un groupe marginalisé et très vulnérable dans notre société, combinant de multiples formes de stigmatisation du fait de leur profession, mais aussi parce qu’ils/elles sont souvent pauvres, peu éduqué.e.s et appartiennent à des groupes indigènes ou populations migrantes, sont trans ou homos, ou encore mères célibataires. Malgré cela, les financements pour soutenir les organisations de travailleur.se.s du sexe et leurs efforts de mobilisation communautaire sont rares[4]. En 2013, les fondations ont investi la maigre somme de 11 millions de dollars US pour soutenir les droits des travailleur.se.s du sexe à l’échelle mondiale[5]. La majorité des organisations de travailleur.se.s du sexe ne reçoivent aucun financement, et ceux qui bénéficient d’une subvention ont en général un budget annuel inférieur à 70 000 dollars US et leur dépendance au travail bénévole reste élevée.

En parallèle, les programmes “raid et sauvetage” et les centres de réhabilitation continuent de recevoir des financements généreux en tant que supposés modèles de soutien et d’aide aux femmes travaillant dans l’industrie du sexe.

Les organisations de travailleur.se.s du sexe font appel aux bailleurs pour qu’ils apportent davantage de financements de long-terme qui puissent couvrir les salaires, formations, services juridiques et activités de plaidoyer. Ils/elles veulent aussi que les bailleurs de fonds s’expriment haut et fort en faveur des droits des travailleur.se.s du sexe[6]. Récemment, lors d’une conversation avec mon collègue d’un autre fonds pour les droits humains, il m’a révélé que bien qu’ils/elles eussent donné quelques subventions à des groupes de travailleurs du sexe dans le passé, ils/elles n’avaient jamais réalisé que la plupart des autres ne finançaient toujours pas ce type de travail. Nous avons clairement besoin de mettre à profit nos connaissances et notre réseau afin d’éduquer et de rendre plus actifs nos homologues philanthropes.

Changer de perspective

Les témoignages et expériences de vie des gens sont la meilleure façon d’éduquer les bailleurs. Nous avons interrogé le personnel d’organisations de financement qui ont changé de perspective : ils/elles sont passé.e.s de la présomption que tout travail du sexe (ou toute prostitution) relève de l’exploitation et de la traite des personnes à la reconnaissance des travailleur.se.s du sexe comme êtres humains qui doivent voir leurs droits reconnus, y compris en rapport avec leur travail. Cela a mis en évidence que la recherche universitaire, les documents des Nations Unies et le soutien officiel d’organisations de défense des droits de l’homme sont tous utiles, mais que le levier principal pour arriver à une position plus nuancée vient d’une interaction directe avec des travailleur.se.s du sexe[7]. Nous avons besoin de réunir les bailleurs de fonds et les travailleur.se.s du sexe autour de la même table.

Le dialogue international entre militants et bailleurs sur le travail du sexe et la traite des personnes qui a eu lieu en 2008 était un succès remarquable en ce qu’il a amené les donateurs à écouter les travailleur.se.s du sexe[9]. Les membres du «Global Network of Sex Work Projects (NSWP) » ont joué un rôle crucial dans l’éducation des bailleurs, en partageant leurs expériences sur les conséquences néfastes pour les travailleur.se.s du sexe de nombre d’initiatives de lutte contre la traite contre la traite des personnes. À la fin de l’évènement, les bailleurs s’unissaient et reconnaissaient que les travailleur.se.s du sexe avaient besoin de financements pour s’organiser efficacement and défendre leurs droits. Quatre ans plus tard, le Fonds Parapluie Rouge était lancé[9].

À ce jour, le Fonds Parapluie Rouge has octroyé 158 subventions à 103 groupes de travailleur.se.s du sexe dans plus de 50 pays. Ces investissements ont résulté à des organisations et un leadership plus forts et ont augmenté la solidarité et les connections au sein du mouvement et même au delà. Ceci n’est cependant pas suffisant pour encourager un réel changement. Pour chaque subvention accordée, les candidatures de beaucoup d’autres groupes doivent être déclinées du fait de  nos limitations budgétaires.

S’auto-organiser pour les droits du travail

Depuis la création du Fonds en 2012, nos bénéficiaires nous apprennent à quel point la confusion entre travail du sexe et traite des personnes affecte dans leur vie quotidienne. Non seulement les politiques de lutte contre la traite des personnes leur nuisent ; mais la stigmatisation et la criminalisation créent également un climat social dans lequel les travailleur.se.s du sexe courent un risque accru d’être victime de traite, et les survivant.e.s de traite ont souvent peu d’autres options que le travail du sexe pour gagner leur vie. Bien qu’ils le mentionnent rarement dans leurs propres publications, de nombreux groupes de travailleurs du sexe fournissent une aide cruciale aux personnes qui ont subi une expérience de trafic [10]. De la même manière, les syndicats et les groupes de femmes qui soutiennent les travailleur.se.s domestiques ou travailleur.se.s agricoles qui exercent dans de mauvaises conditions ne les forcent pas à quitter leur travail ou ne participe pas à leur incarcération, mais au contraire s’attachent à améliorer leurs conditions de travail et leur capacité d’(auto)organisation. Comme l’affirme un.e travailleur.se du sexe à une rencontre militants-bailleurs organisé par l’Alliance contre la traite des femmes (GAATW) à Bangkok en 2018 :

Nous nous battons pour nos droits et pour de meilleures conditions de travail. Les travailleur.se.s du sexe et leurs client.e.s, pour la plupart, sont contre la traite et l’exploitation. Les travailleur.se.s du sexe soutiennent les victimes de traite, et nous les protégeons de la police.

Ce n’est pas une surprise que l’analyse des demandes de financement que nous avons reçues au cours des années montre que, bien que les contextes soient différents, en finir avec la discrimination, la violence et la criminalisation sont des priorités pour les organisations de travailleur.se.s du sexe partout dans le monde.

Les organisations de travailleur.se.s du sexe préviennent l’exploitation et le trafic en créant des espaces sûrs, en fournissant des informations et un accompagnement vers les services compétents. [11] Leurs campagnes pour la décriminalisation du travail du sexe sont cruciales pour la création d’environnements de travail plus sûrs, où les problèmes peuvent être signalés à la police et où la justice peut être saisie. Et aussi, comme le souligne le Collectif des Prostitué.e.s de Nouvelle-Zélande, un environnement dans lequel les travailleur.se.s du sexe ont le droit de dire oui, mais aussi le droit de dire non.[12]

Conclusion

Un donateur militant m’a récemment expliqué leur changement de stratégie de plaidoyer qui est passée du “philanthro-shaming » (souligner le besoin urgent d’augmenter les financements dans un domaine particulier pour éviter/s’attaquer à un certain problème) à l’utlisation sans scrupule du concept populaire de ‘’FOMO’’ (fear of missing out, la peur de rater quelque chose). Il m’a appris que trop souvent, on met en évidence les besoins et les lacunes en termes de financement, en espérant que cela convaincra les bailleurs de boucher les trous. Cela participe peut-être à influencer certains donateurs alliés à étendre leur programme de subventionnement, mais cela ne convaincra pas les néophytes des droits des travailleur.se.s du sexe. La réalité est que même les financeurs de la justice sociale se revendiquent toujours comme ‘neutres’ au sujet des droits des travailleur.se.s du sexe, ou n’ont simplement pas le courage de prendre position. Ces bailleurs doivent réaliser qu’ils ne sont pas les premiers à s’aventurer en terre inconnue. Dans le cas du donateur militant, leur nouvelle stratégie de plaidoyer envers les bailleurs essaye donc d’adopter une approche innovante : ‘’soit vous prenez le train en marche, soit vous passez à côté », en prouvant que le financement des organisations de travailleur.se.s du sexe est LA chose à faire, et tout de suite !

Je ne pense pas que cette approche du ‘’train en marche’’ seule fera l’affaire, mais au moins nous avons formé un groupe et nous sommes en harmonie sur un nombre de points. Différents donateurs ont commencé à se rassembler dans un nouveau collectif pour s’assurer que davantage d’argent est dirigé vers les mouvements de travailleurs du sexe. Maintenant il est temps de monter le son et de toucher le bon public.

Nadia van der Linde est la coordinatrice du Fonds Parapluie Rouge. Elle a un Master de Géographie Social de l’Université d’Amsterdam et a des années d’expérience internationale, particulièrement dans le domaine de la santé sexuelle et reproductive, du plaidoyer, et des processus de participation (de la jeunesse). Nadia a travaillé pour la Coalition des Jeunes, le Réseau Mondial des Femmes pour les Droits Reproductifs, Mouvement de Santé du Peuple, Stichting Alexander, le Réseau Asie-Pacifique des Travailleurs du Sexe et le Fonds des Nations Unies pour la Population. Elle est la présidence du Centre d’Information sur la Prostitution à Amsterdam aux Pays-Bas. Email : [email protected]

Notes:

[1] M Bhattacharjya, E Fulu and L Murthy, The Right(s) Evidence: Sex work, violence and HIV in Asia. A multi-country qualitative study, UNFPA, UNDP and APNSW (CASAM), Bangkok, 2015, retrieved 19 December 2018, http://www.asia-pacific.undp.org/content/dam/rbap/docs/Research%20&%20Publications/hiv_aids/rbap-hhd-2015-the-rights-evidence-sex-work-violence-and-hiv-in-asia.pdf.

[2] M Kloek and M Dijkstra, Sex Work, Stigma and Violence in the Netherlands, Aidsfonds, Amsterdam, 2018, https://www.soaaids.nl/sites/default/files/documenten/Prostitutie/Sex%20Work%20Stigma%20and%20Violence%20in%20the%20Netherlands%20Report%28digital%29.pdf.

[3] E McKay, ‘World-first partnership between NZ Police and Prostitutes’ Collective’, NZ Herald, 17 December 2018, https://www.nzherald.co.nz/nz/news/article.cfm?c_id=1&objectid=12178217.

[4] J Dorf, Sex Worker Health and Rights: Where is the funding?, Open Society Institute, New York, 2006, https://www.opensocietyfoundations.org/sites/default/files/where.pdf.

[5] Mama Cash, Red Umbrella Fund and Open Society Foundations, Funding for Sex Worker Rights. Opportunities for foundations to fund more and better, Mama Cash/RUF, Amsterdam, 2014, https://www.redumbrellafund.org/report.

[6] Ibid.

[7] N van der Linde and S Bos, ‘Mind the Gap—What we learned about how funders can be moved in the right direction’, Alliance Magazine, 7 September 2016, https://www.alliancemagazine.org/blog/mind-the-gap-what-we-learned-about-how-funders-can-be-moved-in-the-right-direction.

[8] CREA, NSWP and SHARP, Sex Work and Trafficking A Donor/Activist Dialogue on Rights and Funding, CREA, NSWP and SHARP, 2008, https://www.redumbrellafund.org/wp-content/uploads/2014/07/Donor_Dialogue_Final_REPORT_December2008.pdf.

[9] Red Umbrella Fund, The Creation of a Collaborative Fund for and by Sex Workers, 2017, https://www.redumbrellafund.org/wp-content/uploads/2014/07/Red-Umbrella-Fund-The-creation-of-a-Collaborative-Fund.pdf.

[10] See, for example, Global Alliance Against Traffic in Women, Sex Workers Organising for Change: Self-representation, community mobilization, and working conditions, GAATW, Bangkok, 2018.

[11] Ibid.; see also: W Volbehr, ‘Improving Anti-Trafficking Strategies: Why sex workers should be involved’, Open Democracy, 17 July 2017, https://www.opendemocracy.net/beyondslavery/wendelijn-vollbehr/improving-anti-trafficking-strategies-why-sex-workers-should-be-inv.

[12] NZPC, Our Right to Say Yes, Our Right to Say No, n.d., http://www.nzpc.org.nz/pdfs/Right-to-Say-Yes-or-No-Poster.pdf.

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